"Il suffit d’avoir connu l’éloignement, rien que l’éloignement, pour comprendre ce que c’est : la douleur d’être loin de son enfant, le supplice de l’imaginer quelque part, seul. Il sanglote, il désire qu’on l’embrasse ; il serre contre lui un fantôme de peluche sur lequel il reporte, avec désespoir, l’amour qu’il réservait à ses parents. Alors, imaginez l’emprisonnement… Pensez, ne serait-ce qu’un instant, à ce qu’ont pu ressentir ceux qui étaient captifs de la barbarie et qui savaient, au fond d’eux, qu’ils ne reviendraient pas. L’enfant aimé, nuit après nuit, n’apprendrait pas seulement l’absence mais, à jamais, la solitude et le deuil. Ce qu’on aurait voulu lui donner, la tendresse, l’expérience, la protection, il ne l’aurait jamais, ou auprès d’autres. Il y a de quoi devenir fou, fou d’amour blessé. Le prisonnier, à cette pensée, devait perdre peu à peu la raison, parler seul à cet enfant invisible dont seule la mémoire gardait la trace, faire dans l’obscurité le geste d’une caresse désespérée. Et quand le jour venait, quand les gardiens le conduisaient dans la cour désolée, en saisissant un morceau de bois, une pierre, le détenu promis à la mort continuait de caresser la surface tiède de l’objet brut, en rêvant à la peau si douce de l’enfant qu’il avait mis au monde et que le monde lui avait ravi.



C’est ainsi que le prisonnier désoeuvré taille, polit, grave. Au fil des heures, ce sont autant
de gestes tendres. La seule chose qu’il ait à donner, c’est son temps. Le temps qui vient à
bout de tout : avec rien, ses ongles parfois, le captif est capable d’user, de modeler, de
donner une forme. L’essentiel n’est pas l’objet, c’est l’amour qu’il contient. Le but ultime,
c’est de laisser une trace, d’adresser un message. Et parfois, miracle, l’objet s’évade ; un
petit bateau, un porte-plume, un lit de poupée parviennent à l’enfant auquel ils étaient
destinés. Le porte-plume, comme dans le poème de Prévert, redevient oiseau. Le
message est passé.
Alors, l’enfant à son tour caresse l’objet lisse et y retrouve la trace des mains que son père
a tendues vers lui. Il comprend le geste d’amour ; on peut imaginer sa joie en même
temps que sa douleur. Car aucune présence ne peut manifester de façon plus radicale
l’absence, l’absence durable, le manque éternel. L’enfant grandit dans cette absence. Il atteint l’âge du parent disparu, puis le dépasse. Il cesse de le voir comme un adulte et commence à distinguer, dans les images qu’il a laissées, les traits de l’enfant qu’il fut. En pensant à l’objet légué par le prisonnier, le
rapport s’inverse : l’enfant de jadis devenu vieux le place entre les mains d’un être fragile
sur lequel il peut s’attendrir. Alexandre Dumas fils disait : « Mon père est un enfant que j’ai
eu quand j’étais tout petit ». C’est ainsi que les enfants deviennent les parents de leurs
parents.



L’histoire de ces objets, c’est celle de cette affection qui traverse les générations et tisse
entre elles un lien plus solide peut-être que la tendresse quotidienne. Géraldine Aristeanu
l’a bien compris, en les photographiant. Seuls, ces objets ne veulent rien dire. Ils
redeviennent bout de bois, caillou, ferraille.
Leur sens, ils ne le prennent qu’entre les mains de ceux pour qui, un jour, ils ont signifié l’amour.
C’est ainsi que la photographe en est venu à saisir l’image des vrais sujets de ce drame :
les vieux enfants, polis à leur tour par le temps, dans les yeux de qui on lit encore, on lira
toujours l’injustice du monde.
En nous tendant ces petits objets, ils nous livrent bien plus que des souvenirs personnels ;
ils nous passent le témoin, dans la grande course de l’humanité. Ils nous disent que, pas
plus que l’amour, le passé et ses souffrances ne meurent. Et que les douleurs d’hier
contiennent, si l’on n’y prend pas garde, les pleurs de demain…"
_Jean-Christophe Rufin
















