24H
Mon premier 24H fut avec Mihai un pêcheur du Delta du Danube en Roumanie. Notre 24H a débuté à 11h du matin puis s’est terminé le lendemain à 11h. On a pêché à 15h à 23h à 3h à 6h on a dormi dans sa cabane au milieu de l’eau on a bu de l’eau de vie et du café pour se réchauffer on a vécu 24 heures ensemble et ce fut merveilleux.

“En 2014, je faisais un reportage en Roumanie, mon pays natal, pour interroger les gens de la campagne sur la manière dont ils avaient vécu la révolution en 1989 et ce qui leur en restait. J’arrivais dans leur vie, je les prenais en photo, je leur parlais, sauf qu’en repartant, je me sentais frustrée de ne pas avoir passé plus de temps avec eux. Un jour, après une séance avec un pêcheur dans le delta du Danube, je me suis entendue lui dire « A bientôt ! ». Comme une promesse. Qu’il m’est devenu instantanément essentiel de tenir.
J’ai beaucoup réfléchi au projet qui me permettrait non seulement de tenir ma promesse, mais de prolonger ces rencontres que j’adore faire et dont la richesse m’émerveille. Je voulais prendre le temps d’une intimité partagée sans pour autant vivre chez les gens ou les suivre pendant des mois. 24 heures m’est apparu comme le format idéal pour entrer vraiment dans le quotidien et vivre des moments d’intensité différente. Et j’ai tenu ma promesse. Je suis retournée voir le pêcheur du delta du Danube pour mon premier 24 heures.
Pour vivre chaque rencontre avec spontanéité et une totale ouverture à l’autre, je ne prépare pas la séance. Je ne veux pas imaginer en amont ce que je vais faire parce que je ne sais jamais ce qui va se passer et c’est précisément ce qui m’intéresse. C’est aussi ce qui fait qu’aucun 24 heures ne ressemble à un autre.
Les seules contraintes que je me pose sont de photographier pendant 24 heures d’affilée et de choisir une journée représentative du quotidien de la personne. Je n’ai dérogé qu’une fois à cette seconde règle : pour photographier les premières 24 heures d’un nouveau-né. Cette idée qui me tenait à cœur a été longue à se concrétiser, mais a donné lieu à ce qui reste le 24 heures le plus éprouvant et le plus émouvant. Entrer dans l’intimité des autres sans être voyeuse ni simple observatrice : pendant 24 heures, je n’essaie pas de me faire oublier, je suis dans la curiosité, le dialogue. Si les gens oublient très vite l’appareil photo, c’est parce qu’il est comme un prolongement naturel de moi.
J’ai tout de suite imaginé ce projet dans la durée, comme une collection qui donnerait à voir le quotidien de notre époque à travers des vies individuelles très différentes. Mais je n’ai pas voulu dresser une liste de métiers, de pays, d’âges, surtout pas. La collection se construit au gré des rencontres. Souvent on me parle de gens d’une manière qui me donne très envie de les rencontrer : un boxeur qui donne des cours dans un parc, un SDF passionné de livres, un homme de 106 ans qui a sauvé des centaines d’enfants pendant la guerre…
Dans les 24 heures que j’ai déjà réalisés, il y a des gens célèbres et d’autres pas. Pour moi, ça ne compte pas, il n’y a pas de vies plus intéressantes que d’autres. C’est la raison pour laquelle, dans les légendes, je tiens à donner uniquement le prénom, jamais le nom de famille. Ce projet m’a offert des rencontres que je n’aurais pas faites sans lui, il est devenu une sorte de fil conducteur dans ma vie. J’essaie de profiter de chaque voyage que je fais pour élargir l’horizon des rencontres, ce qui m’a permis pour l’instant de faire des 24 heures en Roumanie, en France, mais aussi au Japon, à New York, au Danemark, en Pologne et en Israël.
Ces tranches de vie prennent leur sens dans l’accumulation : elles sont comme une fenêtre grande ouverte sur la manière dont les gens d’ici, d’ailleurs, de tous horizons, vivent l’époque. On comprend les gens quand on les voit vivre. C’est dans l’épaisseur du quotidien que se découvre l’universel de la condition humaine. C’est ce que ce projet m’a appris et ce que je souhaite transmettre.